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mercredi 10 septembre 2014

Les créatifs culturels ou la révolution des invisibles

POUR repérer les mutations en cours, les mutations à venir… pour faire émerger le monde de demain, la révolution des invisibles est de plus en plus le vecteur des innovations sociales. Et de plus en plus, elle agit hors du cadre des corps intermédiaires de nos sociétés –que ce soient les partis politiques et les syndicats conventionnels.


Source: Van Jones, design by Citizen Engagement Lab
Ils n’appartiennent pas à une catégorie socioprofessionnelle particulière ni à une ethnie ni à une religion ni à un courant politique. Pas davantage à une tranche d’âge. Il y a parmi eux autant d’adultes actifs que de jeunes ou de retraités. En fait, la totalité de la population est touchée. A peine distingue-t-on parmi eux, une très légère prédominance des milieux les plus éduqués, les plus aisés, et des femmes. Pour la plupart ils se croient isolés dans leurs choix et leurs convictions. Ils estiment leur nombre à moins de 5% dans leurs pays respectifs, et ils ignorent absolument qu’ils sont, au contraire, assez nombreux.
Aux États-Unis, où ils ont été repérés la première fois, ils n’étaient que 4% de la population avant les années 60, mais déjà 26% en 1999 et près de 35%  en 2008.  Soit, tout de même, 80 millions d’adultes. 100.000 personnes ont été interrogées dans ce pays pendant une quinzaine d’années pour parvenir à la publication de ces résultats, et pour la même année, les mêmes pourcentages, à peu près, ont été estimés en Europe et au Japon. Un nombre donc significatif.
Plus du quart d’une population ce n’est pas rien. Pourtant, ils sont largement ignorés des politiques et des médias. Alors les travaux que je viens de citer n’ont pas d’intérêt… à peine n’ont-ils été signalés et le grand public n’en a pas eu connaissance. Une bien étrange indifférence, mais qui ne surprend pas les initiateurs de ces enquêtes : le sociologue Paul H. Ray, de l’Université de Michigan, et la psychologue Sherry R. Anderson, de l’Université de Toronto. Il est temps de dire, quels sont ces 80 millions de nord-américains et tous ceux qui, d’un continent à l’autre, partagent leurs valeurs. Eh bien, c’est Paul H. Ray qui leur a trouvé un nom. Ce sont les « créatifs culturels », acteurs des changements de sociétés qui, par leurs valeurs et par leurs modes de vie, rejettent radicalement le modèle occidental moderniste, dans lequel ils sont nés, celui de l’individualisme, du capitalisme et du divertissement. A eux tous ils seraient les inventeurs d’une société post-moderne et même d’une civilisation, peut-être sur le point de devenir aussi importante que le fut le modernisme il y a 500 ans.

Et voilà bien la raison pour laquelle médias et politiques n’auraient pas perçu l’importance du phénomène. C’est ce qui se produit –nous disent Ray et Anderson– quand on passe à un type de culture résolument nouveau. L’ancien système, convaincu que le modernisme est la seule manière d’être normal, non seulement ne comprend pas, mais ne peut pas voir.
Les créatifs culturels, où qu’ils soient, se retrouvent en tous cas dans des socles essentiels pour eux : une meilleure place faite aux femmes dans la sphère publique, l’intégration des thèmes écologiques; tous sont très vigilants sur l’alimentation, tous recherchent des pratiques naturelles de production ou d’élevage; la participation citoyenne à la vie de la collectivité, et aussi –c’est une dimension importante– le développement spirituel personnel, l’intérêt pour toute forme, en fait, de spiritualité.

Alors, en se tournant vers d’autres valeurs, les créatifs culturels vont peut-être modifier profondément notre vision du monde. Ils ne sont pas inactifs, on le sait. Mais il existe aussi bien d’autres formes d’actions collectives.

Les créatifs culturels représentent en Occident entre 15 et 30% de la population, selon qu’on parle de « noyau dur » ou de « noyau élargi ». Il s’agit d’une minorité, bien sûr ; mais si l’on regarde à travers l’histoire, les changements de société viennent souvent de l’extérieur. Ce sont les minorités qui innovent et qui créent les mouvements historiques. Les psychologues sociaux, dont Serge Moscovici, appellent cela des « minorités actives ». Ce sont elles qui produisent des pratiques nouvelles, ce sont elles qui innovent. Et pourquoi les sociétés produisent-elles des minorités ? Parce qu’elles représentent leur évolution naturelle; elles produisent des minorités pour expérimenter, pour « produire » de l’ « expérimentation sociale ».

Les minorités actives influencent donc bien le cours des sociétés.
On croit que, pour avoir de l’influence, « il faut » du pouvoir, des réseaux, des compétences. C’est l’idée qu’on a des gens avec influence, des élites. Mais c’est comme si la recette était de « se conformer pour innover ». Or, cela est complètement paradoxal. C’est ce que les psychologues sociaux ont mis en lumière: les vraies innovations se propagent « par le bas ». Et ces psychologues ont surtout démontré que les minorités sociales ont la capacité d'influencer énormément, mais à deux conditions seulement.
La première est qu’elles soient constantes. La deuxième c’est qu’elles aient des convictions –et qu’elles les gardent. Parce que plus elles ont des convictions et plus elles les affirment, plus en face de la majorité, les résistances évoluent et changent.

Ces résistances, tournent le dos au marché, au capitalisme… l’innovation sociale, pourrait-elle aussi venir du marché ? C’est la thèse que soutient le biologiste évolutionniste Jared Diamond –auteur du renommé « Collapse », Effondrement, 2005. Dans un article récent du NY Times, il explique que ce sont les entreprises transnationales qui vont protéger l’environnement. Parce qu’une faible consommation des ressources est économiquement rentable, tout comme le fait d'éviter les pollutions de tout ordre. Pas besoin de citer toutes les grandes enseignes multinationales qui s’y sont donné à cœur joie… investir dans les énergies renouvelables, cela fait faire des économies sur le long terme. Or, « produire plus avec moins de ressources » est une constante du capitalisme –cela s’appelle « gagner en productivité ». Le problème est que, tant qu’augmentera la croissance de la consommation, plus les effets de rebond rendront le solde toujours négatif pour l’environnement… on ne peut donc pas assumer une telle hypothèse de la part des multinationales –à moins de faire preuve d’une candeur coupable ou de s’installer dans une certaine complicité vis-à-vis des agissements plus profonds et latents de ces sociétés. Et beaucoup, n’en sont pas convaincus non plus.

D’autres exemples de changements réussis à travers l’histoire.
Ray parle de changements de civilisation. On peut parler de l’ère Meiji au Japon, avec des bouleversements politique, social et culturel indéniables. Plus proche de nous, on peut citer la réunification allemande, véritable success story au vu de ce que l’Allemagne est devenue aujourd’hui.

Mais l’enjeu écologique est un enjeu planétaire. Ce n’est pas un évènement local comme les évènements immédiatement cités ci-dessus. C’est pour cela qu’il est aisé d’imaginer que les initiatives seront multiples et qu’elles vont naître des créativités locales, à défaut d’avoir un gouvernement mondial –Occupy Wall Street, les « indignados » de Madrid, les rassemblements protestataires de la place Maidan à Kiev…

L’essentiel n’est pas que de changer la politique, mais de changer les valeurs, les modes de vie, les rapports entre les gens et la perception qu’on a du monde

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