POUR repérer les mutations en cours, les mutations à venir… pour faire émerger le monde de demain, la révolution des invisibles est de plus en plus le vecteur des innovations sociales. Et de plus en plus, elle agit hors du cadre des corps intermédiaires de nos sociétés –que ce soient les partis politiques et les syndicats conventionnels.
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Source: Van Jones,
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Ils n’appartiennent pas à une catégorie socioprofessionnelle
particulière ni à une ethnie ni à une religion ni à un courant politique. Pas
davantage à une tranche d’âge. Il y a parmi eux autant d’adultes actifs que de
jeunes ou de retraités. En fait, la totalité de la population est touchée. A
peine distingue-t-on parmi eux, une très légère prédominance des milieux les
plus éduqués, les plus aisés, et des femmes. Pour la plupart ils se croient
isolés dans leurs choix et leurs convictions. Ils estiment leur nombre à moins
de 5% dans leurs pays respectifs, et ils ignorent absolument qu’ils sont, au contraire,
assez nombreux.
Aux États-Unis, où ils ont été repérés la première fois, ils n’étaient
que 4% de la population avant les années 60, mais déjà 26% en 1999 et près de
35% en 2008. Soit, tout de même, 80 millions d’adultes.
100.000 personnes ont été interrogées dans ce pays pendant une quinzaine d’années
pour parvenir à la publication de ces résultats, et pour la même année, les
mêmes pourcentages, à peu près, ont été estimés en Europe et au Japon. Un nombre
donc significatif.
Plus du quart d’une population ce n’est pas rien. Pourtant, ils sont
largement ignorés des politiques et des médias. Alors les travaux que je viens
de citer n’ont pas d’intérêt… à peine n’ont-ils été signalés et le grand public
n’en a pas eu connaissance. Une bien étrange indifférence, mais qui ne surprend
pas les initiateurs de ces enquêtes : le sociologue Paul H. Ray, de l’Université
de Michigan, et la psychologue Sherry R. Anderson, de l’Université de Toronto.
Il est temps de dire, quels sont ces 80 millions de nord-américains et tous ceux qui,
d’un continent à l’autre, partagent leurs valeurs. Eh bien, c’est Paul H. Ray
qui leur a trouvé un nom. Ce sont les « créatifs culturels », acteurs
des changements de sociétés qui, par leurs valeurs et par leurs modes de vie,
rejettent radicalement le modèle occidental moderniste, dans lequel ils sont
nés, celui de l’individualisme, du capitalisme et du divertissement. A eux tous
ils seraient les inventeurs d’une société post-moderne et même d’une
civilisation, peut-être sur le point de devenir aussi importante que le fut le
modernisme il y a 500 ans.
Et voilà bien la raison pour laquelle médias et politiques n’auraient
pas perçu l’importance du phénomène. C’est ce qui se produit –nous disent Ray
et Anderson– quand on passe à un type de culture résolument nouveau. L’ancien
système, convaincu que le modernisme est la seule manière d’être normal, non
seulement ne comprend pas, mais ne peut pas voir.
Les créatifs culturels, où qu’ils soient, se retrouvent en tous cas dans des socles essentiels pour eux : une meilleure
place faite aux femmes dans la sphère publique, l’intégration des thèmes écologiques; tous sont très vigilants sur l’alimentation, tous
recherchent des pratiques naturelles
de production ou d’élevage; la participation
citoyenne à la vie de la collectivité, et aussi –c’est une dimension
importante– le développement spirituel
personnel, l’intérêt pour toute forme, en fait, de spiritualité.
Alors, en se tournant vers d’autres valeurs, les créatifs culturels
vont peut-être modifier profondément notre vision du monde. Ils ne sont pas
inactifs, on le sait. Mais il existe aussi bien d’autres formes d’actions
collectives.
Les créatifs culturels représentent en Occident entre 15 et 30% de la
population, selon qu’on parle de « noyau dur » ou de « noyau
élargi ». Il s’agit d’une minorité, bien sûr ; mais si l’on regarde à
travers l’histoire, les changements de société viennent souvent de l’extérieur.
Ce sont les minorités qui innovent et qui créent les mouvements historiques. Les
psychologues sociaux, dont Serge Moscovici, appellent cela des « minorités
actives ». Ce sont elles qui produisent des pratiques nouvelles, ce sont elles
qui innovent. Et pourquoi les sociétés produisent-elles des minorités ? Parce qu’elles
représentent leur évolution naturelle; elles produisent des minorités
pour expérimenter, pour « produire » de l’ « expérimentation
sociale ».
Les minorités actives
influencent donc bien le cours des sociétés.
On croit que, pour avoir de l’influence, « il faut » du
pouvoir, des réseaux, des compétences. C’est l’idée qu’on a des gens avec
influence, des élites. Mais c’est comme si la recette était de « se
conformer pour innover ». Or, cela est complètement paradoxal. C’est ce
que les psychologues sociaux ont mis en lumière: les vraies innovations se
propagent « par le bas ». Et ces psychologues ont surtout démontré
que les minorités sociales ont la capacité d'influencer énormément, mais à deux conditions seulement.
La première est qu’elles soient constantes. La deuxième c’est qu’elles
aient des convictions –et qu’elles les gardent. Parce que plus elles ont des
convictions et plus elles les affirment, plus en face de la majorité, les résistances
évoluent et changent.
Ces résistances, tournent le dos au marché, au capitalisme… l’innovation
sociale, pourrait-elle aussi venir du marché ? C’est la thèse que soutient
le biologiste évolutionniste Jared Diamond –auteur du renommé « Collapse »,
Effondrement, 2005. Dans un article récent du NY Times, il explique que ce sont
les entreprises transnationales qui vont protéger l’environnement. Parce qu’une
faible consommation des ressources est économiquement rentable, tout comme le fait d'éviter les pollutions de tout ordre. Pas besoin de citer toutes les grandes
enseignes multinationales qui s’y sont donné à cœur joie… investir dans les
énergies renouvelables, cela fait faire des économies sur le long terme. Or, « produire
plus avec moins de ressources » est une constante du capitalisme –cela s’appelle
« gagner en productivité ». Le problème est que, tant qu’augmentera
la croissance de la consommation, plus les effets de rebond rendront le solde toujours
négatif pour l’environnement… on ne peut donc pas assumer une telle hypothèse
de la part des multinationales –à moins de faire preuve d’une candeur coupable
ou de s’installer dans une certaine complicité vis-à-vis des agissements plus
profonds et latents de ces sociétés. Et beaucoup, n’en sont pas convaincus non
plus.
D’autres exemples de changements réussis à travers l’histoire.
Ray parle de changements de civilisation. On peut parler de l’ère Meiji
au Japon, avec des bouleversements politique, social et culturel indéniables.
Plus proche de nous, on peut citer la réunification allemande, véritable success story
au vu de ce que l’Allemagne est devenue aujourd’hui.
Mais l’enjeu écologique est un enjeu planétaire. Ce n’est pas un évènement
local comme les évènements immédiatement cités ci-dessus. C’est pour cela qu’il
est aisé d’imaginer que les initiatives seront multiples et qu’elles vont
naître des créativités locales, à défaut d’avoir un gouvernement mondial –Occupy
Wall Street, les « indignados » de Madrid, les rassemblements protestataires de la place Maidan à Kiev…
L’essentiel n’est pas que de changer la politique, mais de changer les
valeurs, les modes de vie, les rapports entre les gens et la perception qu’on a
du monde