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mardi 26 août 2014

La parade de la honte

LEURS visages s'affichent partout dans la presse ce matin. Une 40aine de soldats ukrainiens, humiliés, insultés. C'était hier à Donetsk. Des prisonniers de guerre contraints par les séparatistes prorusses à défiler devant un public haineux, les traitant tout à la fois de nazis, de fascistes, de pédérastes et de tueurs d'enfants. Sur ces photos, ces hommes qu'on imagine tout juste sortis des cachots et encadrés par des combattants munis de fusils à baïonnettes marchent en colonne, pour la plupart le visage baissé. On les voit mal rasés, sales et suivis d'engins de nettoyage, comme si leur passage avait souillé la ville.


Une parade humiliante, donc, contraire bien évidemment aux conventions de Genève sur le traitement des prisonniers de guerre. Au point, d'ailleurs, que certains même des dirigeants de la mouvance séparatiste s'étaient dits opposés à une telle exhibition.

En vain donc. Et pourquoi ? Tout d'abord, parce que cette sinistre mise en scène était censée rappeler «la marche des vaincus», organisée en 1944 à Moscou, lorsque le pouvoir soviétique avait choisi de faire défiler plus de 50 000 prisonniers de guerre allemands. Et puis, précise ce matin le New York Times, parce que ce défilé, organisé le même jour que la grande parade militaire à Kiev, était avant tout l'occasion de se moquer de l'armée nationale. Un pied de nez, en somme, aux autorités ukrainiennes qui pour regonfler le moral de leurs troupes célébraient hier en grande pompe la fête de l’Indépendance.

Alors, faut-il seulement s'étonner de cette démonstration de haine ? Pour Le Temps de Genève, toute guerre s’accompagne inévitablement de mobilisation mentale, comprenez, de fièvre guerrière. Or cette fièvre n'est pas l'apanage aujourd'hui, des seuls séparatistes. En quelques semaines, la presse allemande, notamment, a perdu son sang-froid. C'est ainsi que le champ des opinions est devenu aussi étroit, dit Le Temps, que la cible d’un sniper. Les médias que nous imaginions brasser de grandes réflexions lancent désormais des appels aux sanctions contre la Russie de Poutine. Quand le Tagesspiegel hurle «assez parlé!», en référence à la visite à Kiev ce week-end de la chancelière allemande, la Frankfurter Allgemeine Zeitung de son côté harangue : «Montrez de la force!».

Or le problème c'est que chaque série d’accusations aboutit toujours au même résultat : des allégations et ­des contre-allégations qui s’entremêlent de façon tellement inextricable, qu'au final les faits deviennent complètement obscurs. Qui donc a commencé ? Est-ce que tout est parti avec l’invasion de la Crimée par la Russie ou bien est-ce l’Occident qui le premier a encouragé la déstabilisation de l’Ukraine ? Est-ce la Russie qui veut s’étendre vers l’Ouest ou est-ce l’OTAN qui rogne du terrain à l’Est ?

Remettre un peu de raison dans le débat.

Et bien, si à ce stade, vous attendez toujours une réponse à la question «à qui la faute?», autant vous dire qu'il n’y a pas de vérité cachée. Nous ne savons pas comment cela a commencé. Et plus encore nous ne savons pas comment cela finira. Nous sommes assis, ici, juste en plein milieu de l’affaire.

La politique de l’escalade montre à quel point l’Europe manque désormais d’objectif réaliste. Même l’idée de mettre la Russie sous pression et de l’isoler n’a pas été pensée jusqu’au bout. Car quand bien même nous réussirions, à quoi bon mettre la Russie à genoux ? Comment vouloir vivre dans la maison européenne, en compagnie d’un peuple humilié, dont le chef élu, Poutine, est traité comme un paria ? La politique de représailles ne servira à rien.

Mieux vaut suivre l’exemple d'un certain Willy Brandt qui, lorsqu’il était maire de Berlin-Ouest, fut confronté à la construction unilatérale du Mur par les Soviétiques. Or à l'époque, combien de sanctions lui ont été suggérées ! Sauf que lui décida de passer outre à ce festival d’indignations. Jamais il n’a cédé à la tentation des représailles. Au contraire, il a accepté la nouvelle donne, sachant qu’aucune vague d’indignation, même importante, ne saurait abattre ce Mur avant un moment. Et c'est ainsi qu'en pleine guerre froide, alors que les puissances mondiales semblaient prêtes à se jeter l’une sur l’autre, Willy Brandt a préféré reconnaître le statu quo, pour le changer mais beaucoup plus tard et ainsi éviter de basculer de la division à la guerre.

Alors demain, justement, Vladimir Poutine et Petro Porochenko doivent se retrouver à Minsk. Des représentants de la Commission européenne seront également présents. Reste à savoir si ce sommet se résumera à une simple réunion technique, sur les taxes douanières et les approvisionnements énergétiques ou bien s'il sera l'amorce d'un processus de négociation entre la Russie et l'Ukraine. On serait plutôt sceptique.

Et pourtant, au 21ème siècle, nous devrions essayer d’éviter le détour par les champs de bataille. Alors c’est vrai, l’histoire ne se répète pas. Mais peut-être devrions-nous chercher un raccourci. Et le plus tôt sera le mieux.

Parce qu’en fin de compte, la politique consistant à foncer tête baissée contre un mur ne donnera jamais rien d'autre qu’un mal de crâne. D’autant plus lorsque, dans ce mur, il y a une énorme porte et que la clé s’appelle «conciliation des intérêts».

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