Pages

lundi 1 décembre 2014

Pigou, l’économiste qui voulait taxer le smog


Fondateur du principe de pollueur-payeur, l’économiste anglais Arthur Cecil Pigou sort de l’ombre.

British Petroleum a endossé la responsabilité de la catastrophe pétrolière survenue le 21 avril 2010 au large du golfe du Mexique. L’explosion de sa plateforme flottante avait libéré des tonnes de pétrole qui menaçaient toute la côte américaine du golfe. BP avait pris acte du fait que le principe du pollueur-payeur (PPP) ne souffre plus de discussion. Ce principe fonde les mesures adoptées depuis une quarantaine d’années pour prévenir les dégâts infligés à la nature par les producteurs, les réparer en cas d’accident ou les punir en cas d’infraction.

Ce principe du pollueur-payeur est apparu en tant que tel dans les travaux de l’économiste libéral anglais, Arthur Cecil Pigou (1877-1959). Partisan de la régulation par les marchés, le fondateur de l’école économique de Cambridge avait noté que, laissés à eux-mêmes, ces marchés souffraient d’imperfections. Par exemple, ils ne prenaient pas en compte les coûts «externes» des produits, tels que la pollution. Il développa ainsi, dans The Economics of Welfare (1920), l’idée selon laquelle un agent économique dont les activités génèrent des effets externes négatifs fait supporter à la collectivité un coût supérieur à celui qu’il supporte en tant qu’agent privé. Plutôt que d’interdire cette activité, il fallait la décourager en mettant un prix sur ses effets négatifs. Ce prix devait être acquitté sous la forme de taxes qui élimineraient l’écart entre le coût privé et le coût social de cette activité. Pigou proposait par exemple d’instaurer une taxe sur les émissions des cheminées londoniennes afin de lutter contre le smog.

Ce même raisonnement l’amenait à défendre une assurance maladie obligatoire: ce que paient les uns pour rester en bonne santé, par exemple en se vaccinant, a des effets externes positifs sur l’entourage qui pourtant ne participe pas aux frais. Cette «externalité» positive méritait donc d’être répartie équitablement.

Au moment où elles ont été émises, ces idées n’ont pas eu de succès. Un projet de taxe ne pouvait qu’effrayer l’establishment économique, pourtant proche de Pigou pour ses vues sur la flexibilité du marché de l’emploi et son hostilité à la régulation des salaires. Quant aux économistes et théoriciens de gauche, ils excluaient que la pollution, tenue pour un crime, pût faire l’objet d’un quelconque marchandage, comme si un pollueur cessait d’être un pollueur en devenant payant. Pour s’être par ailleurs opposé à John Maynard Keynes, dont il avait été le professeur, Pigou se retrouva dans l’ombre, évincé de la gloire par son prestigieux élève et ami.

L’accroissement des risques environnementaux et des accidents écologiques dans la deuxième moitié du XXe siècle a cependant rame­né ses réflexions sur le devant de la scène. Confrontés aux menaces d’interdiction de leurs activités dangereuses, ou à un contrôle étatique très contraignant, les producteurs ont peu à peu accepté de prendre des responsabilités dans ce domaine et d’envisager la prise en charge des conséquences néfastes de leurs productions. En 1972, l’OCDE érigeait le principe du pollueur-payeur en fondement de la protection de l’environnement. En 2003, à la suite de plusieurs pays, le Parlement européen faisait de même.

Entre-temps un concept dérivé, la responsabilité élargie des producteurs (REP), stipulait que «les producteurs sont largement responsables, matériellement et/ou financièrement, des incidences de leurs produits sur l’environnement, non seulement en aval, du fait du traitement et/ou de l’élimination de ces produits mais aussi en amont, du fait des activités inhérentes aux processus de sélection des matériaux et de conception des produits.» Ces mots, qui paraissent banals aujourd’hui, ont mis près de soixante ans à se faire entendre.

La taxe CO2 adoptée en Suisse ou en Allemagne est l’exemple par excellence de taxe «pigouvienne». Elle n’est pas un impôt puisque la totalité de la collecte est redistribuée aux citoyens (par le biais de l’assurance maladie) mais elle est incitative d’économies puisqu’elle renchérit les combustibles. Sans adversaire idéologiquement avoué, la taxe carbone en a de nombreux en pratique: faisant supporter au consommateur la responsabilité de la pollution, elle se heurte à de puissants obstacles politiques. Plusieurs pays lui préfèrent les quotas d’émission de CO2, échangeables sur un marché international des quotas créé par le Protocole de Kyoto en 1997, signé et ratifié depuis par 187 Etats.

Si la notion de responsabilité s’est installée dans les esprits, et si l’exposé économique des externalités proposé par Pigou a fait école jusqu’au sein de la gauche politique, il n’existe pas encore de système international qui en institutionnalise l’application sous une forme propre à en garantir la neutralité et l’impartialité. Le sujet occupe bon nombre de chercheurs et autant de sceptiques prêts à déclencher les alarmes à la moindre tentative.

Un club Pigou, fondé en 2006 par l’économiste républicain américain Gregory Mankiw, veille à la pérennité du pigouvisme sous ses interprétations diverses. Il comprend parmi ses soixante membres des économistes comme Paul Krugman, Nouriel Roubini, Ralph Nader ou Jeffrey Sachs, des politiciens comme Michael Bloomberg ou Al Gore et même l’acteur William Baldwin. Tous défendent le principe d’une taxe sur l’essence ou le CO2, et toute forme d’éco-taxe à même d’internaliser les coûts sociaux et environnementaux de l’énergie. Certains d’entre eux -pas tous- préconisent -pour compenser- des baisses d’impôts sur le revenu ou sur le chiffre d’affaires.

De là où il est, Cecil Arthur Pigou regarde ses nouveaux amis avec une satisfaction ironique. On devine, derrière sa moustache, le plaisir de la victoire.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire